Anthropologie des mondes futurs et imaginaires hybrides : dans quel monde vivons-nous ?

Voici la question passionnante qui m'occupe ces derniers mois. Dans le cadre de diverses missions professionnelles, je me suis replongée avec délectation dans plusieurs courants de pensée liées à la post-modernité. Ce mot, faute de mieux, est choisi pour désigner la période "chaotique" que nous connaissons actuellement, faite d'effondrements et de déclins. Un monde quelque peu apocalyptique. Derrière ce tableau peu réjouissant, on peut tout de même voir se révéler des aspects positifs comme la valorisation des Imaginaires, la visibilité des phénomènes d'hybridation, l'émergence de nouvelles manières d'être au monde. Décryptage.

La notion d'hybride

Ce que dit Bruno LATOUR de la notion d'hybride

Développée par Bruno LATOUR dans son livre-maître, Nous n'avons jamais été modernes, la notion d'hybride est au fondement de cette pensée originale. Dans cette démarche antrhopo-philosophique, le penseur soutient l'argumentation suivante (que je simplifie extrêmement) :

  1. Nous sommes les héritiers des Lumières et de la pensée Moderne qui définit un rapport au monde dual. Le rôle des scientifiques est de procéder par "discrimination" : toute analyse permet de distinguer, séparer, disséquer.

  2. En réalité, ce dualisme est une sorte d'Idéal n'ayant jamais existé. La preuve, les hybrides émergent de partout ;

  3. Alors qu'hier, les Modernes arrivaient à "fermer les yeux" ou bien ne les voyaient simplement pas, aujourd'hui, les "hybrides" nous "sautent à la figure". Impossible de faire comme s'ils n'existaient pas.

Les hybrides définis par Bruno Latour

Alors que la pensée Moderne sépare tout à fait la Nature versus la Culture / le Social, mais aussi la pensée globale versus la pensée locale, tout se passe dans cet espace "blanc". Les hybrides naissent de la rencontre entre ces univers, jusque là maintenus séparés. La caractéristique de notre époque, post-moderne, c'est la révélation de cet espace jugé "vide" par les Modernes, impensable et non investi.

Quelques exemples d'hybridation / de phénomènes hybrides

La langue hybride (et la politique hybride)

Commençons par étudier le phénomène en langue. L'explosion de l'Oxymore ces dernières décennies est symptomatique. C'est la figure de style reine en post-modernité : elle consiste à réunir dans une même phrase les opposés. On prend souvent en exemple le vers de Victor Hugo : "cette obscure clarté qui tombe des étoiles". Plus récemment, la campagne présidentielle d'Emmanuel Macron avec pour élément de langage le "ni de droite, ni de gauche" ou le "et de droite et de gauche" est également un bon exemple de discours oxymorique.

Il y a les oxymores : lorsque l’association nom + adjectif marque une opposition, comme dans « charbon propre ». Il y a aussi les formules nom + de + nom, comme dans « écologie de production ». À utiliser avec modération car cela fait « bugger » notre cerveau. De la même veine que les injonctions paradoxales, ces associations ne sont pas à prendre à la légère. Elles sont très vite chaotiques et sèment la confusion, tout en ayant les habits de la solution pour toute chose. Dernier exemple frappant : le discours de Jean Castex du 18 mars 2021 présentant un « confinement allégé » (1er oxymore) qui permet aux Français d'être « enfermés dehors » (2e oxymore) ou bien de « confiner sans enfermer » (3e oxymore). Gabriel Attal a de son côté parlé de « confinement aéré » (4e oxymore). En peu de temps, l’espace médiatique est ainsi saturé par un langage schizophrénique qui désarçonne les locuteurs (euphémisme). Que penser alors d’une « démocratie sanitaire » ?

Extrait du livre Anti Bullshit, p30-31.

Il existe donc une mise en garde, de mon point de vue, dans l'usage de l'oxymore. Celui-ci apparait en bonne position de mon thermomètre à Bullshit :

Le thermomètre à bullshit d'Elodie Laye Mielczareck

Dans le cas du greenwashing, les exemples ne manquent pas : la « croissance verte », petite sœur du « développement durable », ou encore « écologie de production». Ces trois expressions ont un point commun : elles portent la notion de croissance, de progrès et du « toujours plus de technique », « toujours plus de développement ». Une vision du monde qui s’oppose pourtant à celle d’un monde aux ressources limitées. Maintenant, on parle même de « charbon propre » ou de « biopétrole » sans que cela nous fasse sourciller.

Extrait du livre Anti Bullshit, p208.

Nos identités hybrides (de genre et sexuelles)

L'explosion du phénomène transgenre est également révélatrice de cette notion d'hybridation. A la fois Homme et Femme (transgenrisme), ou bien ni Homme ni Femme (non binarité), le phénomène vient interroger nos représentations à la fois symboliques, imaginaires et sociales. Je vous renvoie à cet article qui détaillait la notion de trans-, à la fois dans la transidentité, mais également dans la transclasse, c'est-à-dire le changement de classe sociale. Phénomène dont Annie Ernaux s'est faite la voix.


Pendant longtemps, les sémiologues ont travaillé avec un outil : le carré sémiotique. C'est un carré logique qui permet justement de "dépasser" les catégories oppositives et duales. De mon point de vue, les phénomènes actuels d'hybridation nous invite à approfondir davantage les catégories du carré sémiotique correspondant aux "métatermes" neutre (Ni A ni B) et complexe (Et A et B). (Cf. le carré sémiotique genré)

Notre moralité hybride

Sans entrer dans des détails exhaustifs, l'explosion sur nos grands et petits écrans de personnage principaux à la fois Bon et Méchant, relève de cette hybridité. Par exemple, la mise en scène de la vilaine marâtre de Blanche Neige comme une victime (alerte spoiler) ayant fait une mauvaise rencontre qui va aboutir à la coupe de ses cornes, fait qu'elle ne pourra plus jamais faire confiance. De même, l'on comprend que le Joker, celui incarné par Joachim Phoenix, est avant toute chose la victime collatérale d'un système social. Dernièrement, le succès de la série autour d'un personnage controversé et polémique, comme le fut Bernard Tapie, est également le symptôme de cette porosité entre nos valeurs du Bien et du Mal.

Hybridation et porosité entre les valeurs de Bien et de Mal sur petits et grands écrans

Nos manières d'être au monde : pour une anthropologie des imaginaires hybrides

Vous avez dit Imaginaire ou Imaginal ?

L’imaginaire est un concept complexe qui peut être abordé sous plusieurs angles. Dans le contexte des sciences humaines et sociales, l’imaginaire est souvent considéré comme une source légitime d’informations, parfois perçue comme plus réel que nos vies quotidiennes. En effet, on peut considérer que l'on passe au moins autant de temps à consommer du contenu fictif, sur Facebook ou sur Netflix, que dans notre quotidien réel, celui de faire les courses, par exemple.

Allons plus loin. Henri Corbin, philosophe de renom, propose une définition précise de l’imaginaire. Selon lui, l'imaginaire nous donne accès à une région et une réalité de l’être qui sans lui nous reste fermée et interdite. Il défend l’imagination comme une faculté d’accès à la réalité, à plus de réalité, comme s'il s'agissait de la seule faculté à pouvoir révéler le monde dans toutes ses densités et complexités éventuelles.

Voici ce que nous rappelle Cynthia Fleury en citant Henry Corbin : « La tradition philosophique occidentale, rappelle-t-il, a souvent mis en accusation la faculté de l’imagination. L’idée que l’imagination puisse être « active », « agente », ou encore qu’elle ait une fonction cognitive propre était inenvisageable. La ligne de démarcation entre philosophie et poésie, monde réel et monde fictif, raison et imaginaire était inamovible

Henry Corbin propose une distinction fort pertinente entre Imaginaire et Imaginal :

Selon le philosophe, l’imaginaire renvoie à la production de la pensée, à tout ce qui est créé par l’esprit humain. Il s’agit de l’ensemble des images, des idées, des représentations que nous nous faisons du monde. L’imaginaire est donc lié à notre perception subjective de la réalité, à notre manière de l’interpréter et de la comprendre. Il est influencé par notre culture, notre éducation, nos expériences personnelles, etc.

L’imaginal, en revanche, désigne un monde intermédiaire entre le monde sensible et le monde intelligible, un monde peuplé d’images symboliques ou archétypales. Ces images ne sont pas de simples produits de l’imagination, elles ont une réalité propre, elles sont des réalités qui se manifestent à nous sous forme d’images. En réalité, c'est l’imaginal qui ouvre à une réalité plus profonde, plus dense, plus complexe.

Selon Henry Corbin, la vérité ne s’oppose pas à la fiction puisque la vérité se raconte. L’histoire imaginale est une philosophie narrative. Par ailleurs le philosophe nous met en garde : « enfermer l’imagination dans le carcan de l’imaginaire n’est donc pas sans conséquences sur l’itinéraire des âmes (...). En ce sens, le désenchantement moderne n’est pas lié au manque d’imaginaire mais au manque d’imaginal (...) »

Extrait du livre Anti Bullshit, p225.

Un point de vue également défendu par Annie Lebrun, essayiste et poète, qui milite pour défendre nos mondes imaginaux. Je crois qu'il est vraiment important de retenir la chose suivante : Nous vivons noyés d'images (les imaginaires sont très présents), mais paradoxalement nos imaginaux s'appauvrissent.


Quels récits hybrides pour demain ?

Enfin, Paul Veyne quant à lui propose une autre approche de l’imaginaire. Pour lui, l’imaginaire est la réalité des autres. Il s’agit d’un jugement dogmatique sur certaines croyances d’autrui.

Ces différentes définitions montrent la richesse et la complexité du concept d’imaginaire. Il est à la fois une source d’information, un moyen d’accès à la réalité, un capital pensé et une réalité d’autrui.

Quoiqu'il en soit, il ne suffira pas de construire un mythe (d'ailleurs un mythe ne se construit pas, il nous révèle !), avec quelques narratifs bien ficelés, et des héros extrapolés comme nous le vend si bien la publicité depuis plus d'un siècle. Les marques ont su investir le "storytelling" en proposant des récits attractifs, voire anthropologiques (cf. l'analyse de la publicité Sauvage de Dior dans Anti Bulshit). Pourtant, cela ne nous sauve pas à l'heure de l'anthropocène. Au contraire. Dès lors il faut rester vigilant sur les effets de com' et autres "green-whasing projects". C'est toute notre manière de penser le Monde et le monde du Sens qu'il nous faut revisiter : non pas évoquer le langage comme un simple instrument (visée interactionniste et constructiviste) mais comme une structure symbolique révélatrice de l'âme du Monde.

En parallèle des imaginaires, ou plutôt de notre monde imaginal, les considérations davantage pragmatiques et juridiques sont indispensables. Je vous laisse ici avec cette vidéo de Camille de Tolédo qui milite pour l'ouverture des Droits au non vivant. Tout comme le préconise Bruno Latour dans son "Parlement des choses" :

Crédit photo : serpentfire

Elodie Mielczareck

ELODIE MIELCZARECK est sémiologue. Après un double cursus universitaire en lettres et linguistique, elle s'est spécialisée dans le langage et le « body language ». Également formée aux techniques de négociation du RAID et au neurocognitivisme, elle est conférencière sur le thème du non-verbal et de l'intelligence relationnelle, conseille des dirigeants d'entre-prise et accompagne certaines agences de communication et de relations publiques internationales. Très régulièrement sollicitée par les médias, elle décrypte les tendances sociétales de fond, ainsi que les dynamiques comportementales de nos représentants politiques et autres célébrités. Elle est l'auteure de Déjouez les manipulateurs (Nouveau Monde, 2016), de La Stratégie du caméléon (Cherche-Midi, 2019), de Human Decoder (Courrier du Livre, 2021), et de Anti Bullshit (Eyrolles, 2021).

https://www.elodie-mielczareck.com
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