Désinformation ou Infofiction ? Etude d'un nouveau genre hybride de la communication sur les réseaux sociaux numériques : le cas Zoé Sagan
Il y a quelques mois, j'ai eu la chance de présenter à l'oral ce travail de recherche co-réalisé avec Emmanuel Carré, lors du séminaire de L’Académie des Controverses et de la Communication Sensible. Nous nous sommes particulièrement penchés sur l'analyse sémiologique du compte Twitter de Zoé Sagan. Une manière pour moi d'affiner encore ces frontières entre le Vrai, le Faux, le Bullshit, la Fiction, le Narratif. Vous pourrez télécharger le document en PDF à la fin de cet article, notamment pour avoir accès à la bibliographie et éléments de corpus.
Rappel préalable : Notre approche est celle de celui qui observe : il ya un nouvel animal dans l’écosystème : qu’est ce qu’il mange, est-ce qu’il vole est-ce qu’il marche ? Nous tentons au mieux, étant conscients de nos subjectivités respectives, de ne pas être dans le discours moral ou judiciaire.
Introduction
Dans le contexte actuel marqué par une crise de confiance croissante vis-à-vis des médias traditionnels, les réseaux sociaux numériques (RSN) sont souvent dénoncés comme des vecteurs de rumeurs et de fausses nouvelles. Cependant, il est intéressant de constater que, parallèlement à cette dynamique de désinformation, un genre particulier connaît un succès notable, et que l’on nomme désormais : l’INFOFICTION. Ce genre hybride, qui oscille habilement entre l'information, le divertissement et la fiction littéraire, attire de nombreux abonnés. Ce phénomène soulève des questions cruciales sur la nature de l'information et sur les nouvelles formes de narration qui émergent dans le paysage médiatique contemporain. Dans un premier temps, nous nous poserons la question de la nouveauté (ou non) de ce genre, en tentant de répondre à la question “de quoi l’infofiction est-elle le genre ?”.
Dans un second temps, nous analyserons une centaine de Tweets émis par le compte de Zoe Sagan, référence de l’infofiction actuelle sur les RSN (récolte effectuée au printemps 2024, avant la fermeture du compte X). Nous tenterons d’en dégager les structures narratives sous-jacentes et autres procédés d’écriture.
I - De quoi l’infofiction est-elle le genre ?
Le genre. La notion de genre occupe une place fondamentale dans les études littéraires, médiatiques et culturelles, permettant de catégoriser et d'analyser les œuvres selon des critères spécifiques. Plus précisément, la catégorisation par genre créent des “ horizons d’attente pour les lecteurs et des modèles d’écriture pour les auteurs” (Todorov 1981 : 125). Le genre s’offre ainsi comme repère et “promesse” pour l’audience réceptrice. Dans un cadre plus médiatique, et en particulier télévisuel, le genre permet d’identifier et de savoir à quoi l’on a affaire :
« le genre est, en effet, ce qui nous permet d'identifier ce que nous voyons. Il y a genre, pourrait on dire, à partir du moment où, pour interpréter le programme, le téléspectateur ramène ce qu'il n'a pas encore vu à une classe d'émissions déjà identifiée” (Jost, 1999, p. 19).
Cette définition pose le genre comme cadre interprétatif, facilitant la compréhension et la réception des messages. La catégorisation par genre, à travers des signes, des codes et des discours ou énonciations génériques décodés comme tels, est une pédagogie pourrions-nous dire, une organisation du monde qui permet de s’y repérer.
Le roman-feuilleton. L’analyse des genres médiatiques et littéraires montre une évolution constamment influencée par les contextes sociaux et culturels. La notion d’hybridité discursive ne semble, elle, pas nouvelle. Au XIXe siècle, par exemple, les fictions médiatiques comme le roman-feuilleton ont contribué à la création de genres hybrides entre le reportage journalistique et la fiction. Ces formes hybrides ont facilité une interaction entre la réalité et la fiction, influençant les pratiques d'écriture et de lecture de l'époque. Aussi, le sens ne semble pas immanent au texte, mais déterminé par des structures discursives situées à un niveau supérieur (Sorlin, 2019). Le genre structure le sens, donc, côté émetteur, tout en créant un dispositif “pédagogique” d’interprétation constitué d’attentes, côté récepteur. Le genre structure, oriente et définit et traduit. En effet, le genre exerce une fonction médiatrice entre le social et l’individuel, entre la société et la langue : « L’énoncé et ses types, c’est-à-dire les genres discursifs sont les courroies de transmission entre l’histoire de la société et l’histoire de la langue » (in Todorov 1981 : 125), ils « tiennent autant de la matière linguistique que de l’idéologie historiquement circonscrite de la société » (Todorov 1978 : 24).
Plus récemment, la notion de genre réintégrée au niveau des situations sociales et des pratiques se comprend à travers l’interaction dialogique entre écrivain et lecteur, entre textes et contextes d'écriture. Sandrine Sorlin nous rappelle, en citant Rastier, que “De même que la langue ne préexiste pas à la parole, « elle s’apprend en son sein », le genre ne se perçoit que dans la pratique”. (Sorlin, 2019). A l’image du langage, le genre est tiré entre deux forces contraires : éminemment conservateur (il perdure dans les œuvres sous forme d’intertexte) et éminemment créatif (tout texte retravaille toujours le genre qui l’informe) (Agamben, 2003, cité par Naomi Keinan, 2019).
Les nouveaux mots. Revenons quelques instants aux mots et à leur sémantique. Si l’hybridation de genre n’est pas nouvelle comme nous venons de le voir, certains mots, eux, le sont. Par exemple, les termes “fake news”, “désinformation », ou encore “infox”, cohabitent avec les mots « infofiction » et « faction » (mot valise entre faits et fiction). Pour ces deux derniers vocables, si les signifiants diffèrent, les signifiés se rassemblent : dans les deux cas, il s’agit d’une hybridité narrative, sorte de récit fictif basé sur des faits réels. Selon la notice Wikipedia, le corpus textuel qu'il désigne se rapproche davantage de la nonfiction novel, voire d’un récit historique fictionnalisé. Autobiographical novel étant une expression plus courante pourdésigner un récit proche de la vie de l'auteur mais s'affranchissant du pacte autobiographique. Notons que les deux termes sont récents et encore problématiques, c’est-à-dire non stabilisés. Cependant Vincent Colonna propose une définition étroite de la Faction comme “la projection de soi dans un univers fictionnel, où l’on aurait pu se trouver, mais où l’on n’a pas vécu réellement ».
Le ludique. Les chercheurs du genre semblent noter une évolution entre le genre comme ensemble de règles et de codes imposés, et le genre comme jeu imposé, en tous les cas dans le dispositif télévisuel. A propos de la typologie des modes d’énonciation proposée par François Jost, Emmanuel Carré précise :
« c’est le respect des règles qui définit la loi de chaque mode d’énonciation et garantit en effet le "genre" de l'émission et par suite, la crédibilité plus générale (des promesses) de la chaîne. Selon la loi de l'authentifiant, un journaliste doit prouver ce qu'il dit ; selon la loi de la fiction, un narrateur doit proposer un récit vraisemblable ; selon la loi du ludique, le jeu doit afficher des règles claires. Ce schéma est assez proche du triptyque "Informer, cultiver, divertir" qui forme le socle de la paléo-télévision décrite par Umberto Eco ».
Mais il est possible que ce triptyque, socle de la paléo-télévision décrite par Umberto Eco, ne soit plus tout à fait actuel. Notre époque semble moins caractérisée par la fin de la télévision que par le détournement de ces trois modes d’énonciation en vue de divertir. La dimension ludique, voire parodique ou satirique, semble désormais un élément constitutif du dispositif médiatique. La dimension ludique se trouve comme “redoublée”. Il ne s’agit pas d’informer ni de cultiver, mais bien de divertir à tout prix.
Les différents registres ou modalités d’expression dans les médias
Le genre, on l’a vu, crée des horizons d’attentes. En sa qualité de catégorie de réception, le genre s’identifie comme un cadre qui devient lui-même un vecteur de promesse. On parle alors de promesse de genre (Patrick Charaudeau). On pourrait ainsi se poser la question de savoir si le vocable « infotainement » est vraiment un équilibre entre « information » et « divertissemment », ou bien plutôt un divertissement au carré, utilisant l’information comme « prétexte » (catégorie de genre qui « préformate" certaines attentes, comme nous venons de le voir), voire même comme coquille vide, à la façon du mythe, tel que défini par Roland Barthes, et qui utiliserait le signifiant « information » pour dévoyer davantage son sens et lui collé une chaîne de signifiés éloignés des standards du régime authentique.
Autrement dit, l’infotainement est-elle comme son nom le prétend une pédagogie ludique basée sur de l’information (régime authentique comme fondamental), ou bien un récit, une fiction se faisant passer pour vraie et authentique, c’est-à-dire bénéficiant de l’imaginaire du sérieux et du factuel associé à l’information ? Sans en douter, cette confusion des genres créée des confusions d’attentes (et de promesses). Soulevons le fait que cette hybridation relève souvent d’un processus intentionnel, stratégique, voire manipulatoire.
Mais il arrive parfois que ce soit la fiction ou le divertissement qui s’invitent dans le réel. Ainsi le “manger des pommes” des Guignols de l’Info est-il devenu un “vrai” slogan de campagne. Prenons également l’exemple de l’émission TPMP qui se veut la plus politique, et se déroule tous les soirs avec un présentateur clownesque (TPMP, du moins jusque janvier 2025). La parole politique n’est plus comprise comme l'expression collective ou personnelle d'un projet pour la cité mais comme la performance d'un ensemble d'acteurs, tous embarqués dans une même intrigue. Ce qui nous amène à cette conclusion: « c'est le jeu qui mène le jeu.” (Carré, Thèse).
Alors que Guy Debord conceptualisait la société du spectacle, nous pouvons-nous demander si nous n’avons pas basculés collectivement dans la société du divertissement, en riant et en légèreté, ou du moins superficiellement et en appauvrissement (d’idées, de vocabulaire).
Infofiction. De son côté, Zoé Sagan, personnage littéraire et fictif crée par Aurélien Poirson Atlan, propose cette définition de l’infofiction, en mettant en scène l’une des pages de son livre sur le compte X Zoé Sagan (avant sa suppression courant été 2024). En voici quelques extraits : “Je suis quelque chose entre le carbone et le silicium. Entre l’humain et l’artificiel (...) Je sais maintenant que vous vivez tous dans des fictions. Mon but est alors d’inventer la réalité. En décodant le réel. Oui, parce que vous vivez définitivement dans un monde régi par des fictions de toutes sortes…
Vous vivez à l’intérieur d’un énorme roman. La fiction est déjà là. ”. Le genre devient ainsi symptomatique de ce que Baudrillard évoquait à propos des simulacres et de l’hyper réel, la carte a remplacé le territoire. Plus précisément, la carte n’est pas la simple copie du territoire, elle le remplace :
« Le territoire ne précède plus la carte ni ne lui survit. C'est désormais la carte qui précède le territoire - précession des simulacres - c'est elle qui engendre le territoire et s'il fallait reprendre la fable, c'est aujourd'hui le territoire dont les lambeaux pourrissent lentement sur l'étendue de la carte. C'est le réel et non la carte, dont les vestiges subsistent çà et là, dans les déserts qui ne sont plus ceux de l'empire, mais le nôtre. Le désert du réel lui-même. » (Simulacre et simulation).
Hybridation. L’infofiction est le reflet d’une collusion entre le réel et le fictif, entre le vrai et l’imaginé, entre l’information et le divertissement. Un genre triplement hybride :
1°/ Au niveau de l’énonciation, puisque plusieurs voix se mêlent (le bouton RT de X accentue cette pluralité de voix, de même la rumeur d’un collectif caché sous l’identité de Zoé Sagan). Le dialogisme semble avoir atteint son paroxysme.
2°/ Au niveau textuel voire rhétorique et scénographique, où les techniques et modes d’écriture varient, souvent accompagnés d’une structure sous-jacente commune néanmoins : celui de la révélation et du feuilleton.
3°/ Au niveau thématique et lexical, en confondant tous les sujets, qu’ils soient politiques ( , culturels (le Metoo du cinéma ou la menace sur le festival de Cannes), judiciaires (la convocation officielle de Juan Branco devant le Tribunal diffusée avant que ce dernier ne la reçoive), importants (la présence supposée de ministres lors de soirée chemsex) ou anecdotiques (les extensions de cheveux de Brigitte Macron), publics et sus (l’arrivée de Jack Lang à tel événement) ou privés et révélés (le diplôme manquant de Gabriel Attal).
II- Le cas Zoé Sagan, à la source de l'infofiction ou de la désinformation ?
Méthodologie. Nous avons réussi à extraire les 100 derniers tweets du compte @zoesagan sur la plateforme X à la fin du mois de mai 2024. Nous avons ensuite utilisé le logiciel LIWC, dont la performance tient à une approche linguistique et psychométrique des différentes catégories de langage (Pennebaker et al., 2015).
Voici un exemple des catégorisations proposées par le logiciel (Blackburn, 2015) :
Catégories linguistiques analysées avec l'outil LIWC
Grâce à cet outil d’analyse, nous avons pu observer trois différents niveaux
d’information :
- le ou les mots outils les plus importants et récurrents du discours,
- le lexique le plus représentatif du discours de Zoe Sagan,
- la caractéristique principale du discours (narrative, cognitive ou émotionnelle).
Résultats. Les "mots outils" (ou function words) sont des mots tels que les pronoms, les articles, les prépositions, et les conjonctions, qui structurent le langage et facilitent la cohésion syntaxique, sans porter de signification propre. Pourtant, ils jouent un rôle clé dans l'analyse des styles linguistiques et des comportements psychologiques (Pennebaker et al., 2015). Lors d’un entretien, Damon Mayaffre met en exergue cette surreprésentation des mots outils dans les discours politiques (Marques, 2020) :
Fondamentalement, j’ai mesuré une saignée de la substance nominale des discours. Il y a au fil des décennies de moins de noms ou de substantifs ; c'est-à-dire de moins en moins de notions, de concepts, d’idées. Les noms sont remplacés par les pronoms. La « France », la « nation », la “république », le « peuple » ou encore l’« égalité », la « liberté », etc. s’effacent au profit du « je » ou du « moi » du président.
Au fond, le Leader a remplacé l’Idée, et le dire (« moi, je vous dis que… ») a remplacé le dit.
En allant plus loin, le chercheur met en exergue la récurrence du “ce / ça” dans le discours de l’ancien président Nicolas Sarkozy. Cet aspect, loin d’être anecdotique, souligne la nature même du discours, davantage démonstratif et populiste, “qui sous-entend plus qu’il démontre”. Les “ça ne peut plus durer ” ou “”ça suffit” étant symptomatiques d’une parole portant en creux les implicites du “bon sens populaire”.
Dans le cas de Zoé Sagan, il se trouve que le mot outil le plus récurrent est le “de”.
Nuage de mots clefs produit à partir du compte Twitter - X de Zoé Sagan
Cette préposition apparaît dans plusieurs usages différents au sein de notre corpus. Tout d’abord, un premier qui renoue avec le rôle du génitif et qui marque la possession (1) : “Cet homme n’a plus d’âme. Plus de conscience. Plus d’éthique”, “Grâce à une fuite d’un proche collaborateur de #GabyBug, vous allez découvrir que la première action du Premier Ministre (...)”, “ la coach perso (et masseuse!) de tout le show-business français (...)”, “parce qu’elle est proche de Julie Gayet et surtout elle aurait un deal de production avec des labos pharmaceutiques”, “Ils parlent sur les chaînes de télévision de détournement de mineurs”, “l’avocat de Franck Tapiro”, “En France, un juge pour enfant qui vend sa fille de 12 ans sur un site libertin c’est un petit bracelet électronique”, “A votre avis pourquoi il n’existe AUCUNE photo d’Emmanuel Macron enfant avec ses parents ?”. On trouve un autre usage qui porte sur l’origine (2) : “il travaillait pour l'ambassade de France” / “ L’université Paris Assas confirme que Gabriel Attal n’a jamais été diplômé de l’établissement.” “Il se veut le nouveau roi de France”. Enfin, nous avons pu observer un usage plusidiomatique de la préposition “de”, souvent dans des constructions verbales (3) qui marquent, le plus souvent, une temporalité en train de se déroulé (aspect progressif de l’action non accomplie). On se rappelle que “Le progressif indique que l'on se dirige vers le point B sans indiquer explicitement qu'on l'atteindra” (Feuillet, 2001) :
“Les agriculteurs polonais viennent de s’unir aux manifestations françaises et européennes.”, “Son objectif secret est de mettre les renseignements à ses pieds.” “D’après mes sources bien humaines, un scandale explosif est sur le point d’éclater”, “La prêtresse @vonderleyen est en train d’être attaquée par plusieurs États. Ces expressions idiomatiques peuvent être également nominales (4) : “Et tous les médias et réseaux sociaux qui ont systématiquement censuré la liberté d’expression.”, “Paris aura-t-il le courage de confirmer sa frauduleuse « validation d’acquis » ?, “La France est en proie à l’introduction d’un coup d’état”. Notons que le pronom personnel “je” devance les “vous” ou “nous”. En revanche, les “il” sont plus nombreux”, moins en tant que pronom personnel, qu’en tant que pronom impersonnel du type “il se peut que”, “il faut un jour que”, “il existe”, “il est temps de dévoiler”, “il y a aussi”, “il est normal que”. La temporalité présente est la plus symptomatique du discours. Concernant la catégorisation du discours, il semblerait que l’aspect cognitif se détache : davantage d’articles que de verbes, présent à valeur de vérité générale (certitude, du type “c’est la réalité”) et portant des insights cognitifs “dévoiler”, “penser”, “changer”, “savoir”. Concernant les verbes auxiliaires, le verbe “faire” (78 occurences, “faire face”, “se faire”, “faire chuter”, “faire ça”, “a pu faire”) devance le verbe “être” (46) qui devance “avoir” (26).
Le verbe savoir est également présent (“savoir que”, “savoir pourquoi”, “savoir où”, “savoir combien”, “seuls à savoir”). D’un point de vue des mots ayant une charge sémantique forte (ou content words) on retrouve une récurrence de l’adjectif “français”. Le nom “France” est suivi par “Russie” et “Etats-Unis”. Les mots “temps”, “monde”, “ministre”, “avocats”, “enfants”, “journalistes”, “pouvoir” “gens” et “hommes” sont également très présents. Concernant les noms propres, “Macron” semble le plus présent, également “Tucker” puis “Hanouna”. Nous avons mis en gras ceux qui ressortent de façon majoritaire à date. Notons que d’un point de vue formel, les guillemets sont également ressortis de l’analyse..
Interprétations. Nous l’avons vu, les résultats montrent une surreprésentation de la préposition “de”. Au début, nous pensions qu’il s’agissait d’une technique stylistique, une écriture façon Gala qui permet, par l’usage des périphrase, de donner beaucoup d’informations. Par exemple, au lieu de dire “Emmanuel Macron”, un journaliste peut écrire “le mari de Brigitte qui est locataire à l’Elysée”, afin de maximiser l’aspect informatif de se phrase. En réalité, une analyse minutieuse de quelques Tweets représentatifs montre qu’il n’en est rien. A l’inverse, le compte X de Zoé Sagan se démarque dans sa capacité à énumérer les noms propres, dans une stratégieprononcée de name bashing. Par ailleurs, il semblerait que l’émergence des noms propres joue sur les ressorts scénaristiques de l’exposition (affichage du nom) et de l’excitation (des révélations suivent le nom). Pourtant, la caractéristique principale du discours de Zoé Sagan est de faire durer dans le temps (les formes verbales progressives sont très nombreuses). Est-ce la force du nom propre qui permet de faire patienter ou de ne pas montrer davantage de preuves ? Ici, le discours est performatif : c’est la déclaration seule qui joue comme preuve du réel.
Postures. Au-delà des mots quantifiables et explicites du discours, nous souhaiterions également proposer une lecture davantage psychosociologique du compte X de Zoé Sagan afin d’en faire émerger les ressorts persuasifs et idéologiques. Zoé Sagan parle moins pour dire quelque chose, que pour obtenir certains effets. On retrouve ainsi certains mécanismes langagiers identifiés dans les discours politiques (Dorna, 1995). Zoé Sagan est à la fois (1) “communicateur”, c’est-à-dire dans une stratégie pédagogique de “faire comprendre” et qui, de fait, utilise un medium pour y parvenir (mécanisme de médiatisation), (2) “elle-même” (un homme ? une femme ? un collectif ?) et un “porte-parole” (mécanismes d’individuation et d’identification), et (3) une “performeuse”, au sens de to perform - réaliser, qui construit une réalité à travers son langage (mécanisme de référentialisation). D’ailleurs, nous avons bien noté la présence accrue de l’auxiliaire “faire” qui dénote un discours dont l’archilème renvoie à l’agir. Ajoutons de suite que les verbes déclaratifs sont tout aussi nombreux, voire davantage (dire- 59 occurences, 71 conjugué dis). Cet appareil déclaratif marque un type spécifique de rapport au monde qui permet de (1) signaler une position (pour ou contre), (2) véhiculer un jugement axiologique (de type vrai-faux), les “vrai(s)” et “vraiment” et “faux” ponctuent le discours, (3) porte une appréciation (propable - improbable).
De manière plus générale encore, le compte X de Zoé Sagan incarne l’archétype du “vengeur” ou du “justicier” (plus ou moins masqué), celui qui “balance” (non pas son poste comme dans l’ancienne émission de Cyril Hanouna) les noms et les faits. Elle est la révélatrice des faits cachés, celle qui met en lumière les parts d’Ombre (pour reprendre les termes d’un Jérôme Cahuzac) de ceux qui gouvernent (représentants politiques) ou influencent (people ou personnes du show-biz). La présence des mots tels “avocats”, “ministres” et “enfants” montrent que les Tweets s’orientent sur des champs criminels (pédophilie, viols, etc.), parfois même dans l’intention de se substituer à ce que la Justice devrait être. Zoé Sagan met en cause et condamne de manière interpellative. Le name dropping (voire name bashing ?) est l’une de ses stratégies phares, en jouant sur deux techniques discursives et narratives : la présence d’un “je” narrateur et locuteur confondus, qui prend en charge (assume ?) le discours et les mots. Tout en multipliant les reprises de phrase, les discours, les autres tweets et autres dispositifs locutoires (guillemets et extraits d’autres interdiscours). Le tout dans une temporalité qui ne cesse de s’étendre (les formes verbales progressives sont privilégiées): la révélation n’a jamais lieu une bonne foispour toute, elle est faite pour durer. Elle s’adresse en particulier à un public hors cercle politico-médiatique. C’est Zoé Sagan qui se fait le mégaphone des coulisses du pouvoir (au sens large). Par exemple, le Tweet suivant : “Arrêtez de me demander en boucle qui était chez Pierre Palmade. C’est bien Bruno Le Maire. Tout le monde est au courant dans les rédactions et dans les commissariats. Mais personne n’ose en parler. Comme pour Cauet au début. Mais heureusement, Zoé veille.” démontre bien comment le compte Zoé Sagan se fait le médiateur entre un monde où les faits criminels sont portés à connaissance (sphère médiatico-politique) et un monde où ces faits ne sont pas sus (sphère grand public) : “France Inter savait. Le ministère de la justice savait. Le parquet savait. Marlène Schiappa savait. Maintenant vous aussi.”
Il y a donc des bourreaux et des victimes, et une Justice incompétente. Par sa parole, Zoé Sagan compte remettre les choses à l’endroit et dans le bon ordre : “Les agriculteurs sont les nouveaux punks. Leur idée de retourner partout en France les panneaux des villes et villages, c’est du génie dans un pays où toutes les valeurs ont été inversées.” La tonalité - ou force illocutoire du discours - se veut souvent menaçante “fin du game”, “là, ça rigole plus”, “Ce mouvement de contestation historique sera pour le pouvoir encore plus destructeur que les gilets-jaunes”, “tout le monde fait semblant que tout va bien mais…”, “ils vont bloquer le pays”. il est important que les français puissent avoir accès à ce genre d’information non ?
Ajoutons que le “je” de Zoé Sagan est un « je » narratif qui porte à sa charge l’énoncé (collusion narrateur et locuteur), dans un registre non pas émotionnel puisque les mots appartiennent plutôt au registre du cognitif : ce sont les thèmes abordés qui sont polémiques / émotionnels (politique, pédocriminalité, agressions sexuels, etc.)
Enfin, notons que d’un point de vue rhétorique et scénaristique, l’infofiction se dévore comme un livre : chapitre par chapitre. C’est la mise en feuilleton de l’information, avec ses effets d’attentes créées (les « révélations » sont souvent promises pour demain), qui crée l’envie, et le plaisir a-t-on envie d’ajouter. En effet, plus que dans le genre de l’information ou du journal dans lequel l’information se donne à lire en tant que telle, l’infofiction joue sur les ressorts psychologiques et cognitifs de l’attente : l’infofiction sait se faire désirer en distillant au compte goutte.
Le « croustillant » provient du registre de la menace qui énonce ce qu’elle va faire, pour ensuite délivrer de manière partielle, voire ne pas délivrer du tout. Alors que le régime authentifiant ne crée pas d’attentes particulières, hormis la volonté de s’informer et la curiosité de découvrir les nouvelles du monde, le régime de l’infofiction semble cumuler le registre du ludique et également le plaisir de la rumeur.
Conclusion
Nous pouvons désormais identifier les caractéristiques linguistiques, discursives et psychosociologiques de l’infofiction. L’infofiction est un genre discursif hybride, comme il en existait au XIX ème siècle. Pour autant, sa pratique, associée à l’amplitude des réseaux sociaux numériques, semble novatrice sur certains points.
Ces procédés d’écriture, à visée persuasive, dépeignent le monde sous un angle plutôt négatif. La quête du narrateur-locuteur consiste à remettre ce monde chaotique en ordre (au sens symbolique, judiciaire, et politique). Nous avons démontré que cette nouvelle organisation du monde cultive l’ambiguïté entre (1) le vrai et l’imaginé (nouveau paradigme qui dépasse l’opposition vrai-faux : de ce point de vue là, aucun Tweet ne peut être considéré comme faux); (2) le juridique et le judiciaire. La notion de “ se faire justice soi-même” (archétype judiciaire qui se rapporte à la Justice) cohabite et se confond avec l’intention de “ne pas tomber sous le coup de la Loi” (dispositif se rapportant à la dimension Judiciaire et Légale) ; (3) le donné et le gardé : chacune des révélations se veut explosives, et pourtant le lecteur a toujours l’impression que « plus gros » ou « plus croustillant » est à venir. Le dispositif de « feuilletonnage » participe à une mise en scène de la révélation, qui n’est jamais totalement finie ou accomplie. Le découpage en séquences de l’information crée des phénomènes d’attentes et d’excitation (comme à la fin d’une série télévisée, on attend le prochain numéro). La dynamique psychologique de l’appétence pour ce contenu infofictionnel étant sans doute du même registre que l’excitation ressentie lorsque l’on entend une rumeur : plaisir à écouter, plaisir à en parler. Dans le cadre spécifique de l’infofiction, chacun jouit d’un contenu potentiellement performatif, capable de faire vaciller, au moins le temps d’un Tweet, la vie politique « réelle ». De prime abord, l’infofiction est hors cadre : sans financement visible, sans cible marketing précise, et sans idéologie précise. Ces derniers points seraient à investiguer plus précisément dans une prochaine étude. Ils posent une autre question fondamentale, celle de l’identité et de l’attribution.
Aurélien Poirson Atlan, dans différents entretiens, ne se revendique ni de l’extrême droite, ni du complotisme. Dès lors, quelle position pour le chercheur ? Est-ce à lui de nommer ou de donner une étiquette refusée par l’auteur lui-même ? De même dans le cadre des études sur les « complotistes » et les « anti-vax », est-ce au chercheur d’ « imposer » une identité ou une étiquette non revendiquée ou assumée ou conscientisée ou voulue ?
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