Communication de crise : le cas Boeing

lors que l'actualité agite la communauté aérienne, je ne peux m'empêcher de revenir sur le cas Boeing pour vous présenter ce qu'est la communication de crise. L'occasion de revenir sur la gestion d'une situation de crise à travers les mots et la communication, car évidemment, la sémantique a toute son importante.

Définir la communication de crise

Ses enjeux

La communication de crise peut se définir à travers l'ensemble des moyens de communication, stratégies et tactiques mis en place par une marque, entreprise ou institution afin de limiter les perceptions négatives que la population peut avoir d'elle, généralement dans un contexte à forte tension déclenché par un événement préjudiciable.

Les objectifs de la communication de crise sont multiples. J'en identifie trois principaux :

  1. Le premier est "égotique", tourné vers la marque : il s'agit d'éviter les pertes financières informer le public (depuis plusieurs mois, Boeing ne cesse de voir chuter sa valeur en bourse) ;

  2. Le second est "altruiste", tourné vers les consommateurs ou publics : l'informer et le rassurer,

  3. Le troisième s'installe dans le temps : il s'agit de restaurer un lien de confiance rompu, ce qui ne se décrète pas mais se démontre (il faut des preuves et de la patience, ainsi que sa crédibilité.

Bien sûr, ces trois dimensions se complètent par l'importance de prévenir l'escalade : il s'agit de rester dans le contrôle de la crise, tout en respectant ses obligations légales et éthiques. Tout cela venant joyeusement perturber tout l'aspect organisationnel de la structure.

Son histoire

Concernant l'histoire de la communication de crise et son évolution, c'est surtout dans la seconde moitié du XXe siècle que le domaine a pris de l'ampleur. L'avènement des médias de masse (surtout la télévision) et, plus récemment, les plateformes numériques et médias sociaux ont accentué ces phénomènes. Pourquoi ? Parce que ces "médium", terme de la linguistique, ont transformé la manière dont les informations sont diffusées et reçues, soulignant l'importance d'une gestion de crise proactive et bien orchestrée. Régis Debray avait d'ailleurs proposé le nom de médiologie pour définir la discipline qui étudierait l'impact des "médium" sur les messages.

Qu’il s’agisse du naufrage de l’Erika chez Total en 1999, de la catastrophe du Concorde pour Air France en juillet 2000, de la viande de bœuf britannique qui aurait été mise sur le marché par Buffalo Grill en fin d’année 2002 alors que son importation en était interdite, du régulateur de vitesse qui se bloque sur un véhicule haut de gamme Renault lancé à haute vitesse en octobre 2004 ou encore des fuites radio actives à répétition de la centrale nucléaire de Tricastin en août 2008 chez AREVA, ces affaires ont eu des retentissements internationaux car relayés par les médias (Cros & Cros, 2019).


Le Principe de base de la communication de crise : reconnaître la faute

Il n'y a pas un seul article qui ne reprenne pas ce principe : reconnaître le problème / la faute.

D’abord faire preuve de compassion : qui dit crise dit victimes de la crise. Si on ne commence pas par écouter la douleur des victimes, on n’aura aucune chance d’être entendu par la suite. Ensuite, voire dans le même temps vient la transparence. Si l’entreprise veut retrouver la confiance du public, elle doit expliquer sa méthode de travail, dire ce qu’elle sait et ne pas hésiter à dire ce qu’elle ne sait pas. Elle sera d’autant plus crédible qu’elle sera capable de reconnaître ses propres limites. Enfin, il y a évidemment l’action. Le public est prêt à pardonner pourvu que l’entreprise lui démontre qu’elle a retenu les leçons d’une crise (Fouks, 2004).

Faire preuve de compassion, un aspect pas toujours évident dans l'univers du CEO, habitué au monde de l'analytique et de la stratégie, pas forcément celui des petits mouchoirs... S'ajoute à cela l'obligation de la transparence, sans quoi, c'est plaider coupable de suite.

«Quand une entreprise est impliquée dans une crise, les gens ne lui font plus confiance pour dire la vérité. Ils exigent des informations de sa part mais sans la croire. Si vous ne montrez pas tout, vous serez alors suspectés de vouloir cacher quelque chose » (Libaert, 2004).

Sachant tout cela, j'aimerais désormais que nous nous concentrions sur le cas BOEING. Il met en avant la difficulté à mener une bonne communication de crise.

Cas appliqué de la communication de crise : le cas BOEING

Depuis le mois de janvier, pas une seule fois les news de NBC n'auront oublié d'évoquer les divers incidents aériens de la compagnie américaine. Je vous laisse découvrir ce passage vidéo qui est celui que je vais commenter :

Je retranscris le passage :

LAST WEEK FAA CHIEF MIKE WHITAKER TOLD LESTER (the journalist of NBC) HE WAS SURPRISED DURING MEETINGS AT BOEING THAT THEIR PRIORITIES SEEMED TO BE PRODUCTION, NOT SAFETY.

>> FAA chief Mike Whitaker : I THINK IT REALLY SHOWS HOW THE MINDSET HAS BEEN ON PRODUCTION. AND I THINK YOU WOULD HAVE EXPECTED AT LEAST MORE OF A SHOW OF FOCUS ON SAFETY. AND THAT WAS LACKING.

>> Reporter: CALHOUN RESPONDING TODAY.

>> Boeing CEO - Calhoun : I RECOGNIZED EXACTLY WHAT HE WAS TALKING ABOUT BECAUSE I HEARD IT FROM ALL OF OUR OWN PEOPLE.

Nous allons analyser ce passage selon le modèle CDA (Critical Discourse Analysis) de Fairclough.

Les 3 niveaux du CDA : le texte, les pratiques discursives, les pratiques sociales

AU NIVEAU TEXTUEL

D'un point de vue purement linguistique, nous pouvons décoder la scène de la manière suivante : un énoncé (éA) prononcé par un interlocuteur (i1) est repris et validé / confirmé dans un autre énoncé (éB) par un autre interlocuteur (i2).

Le champ lexical proposé par i1 est oppositif : BOEING davantage concentré sur la PRODUCTIVITÉ que sur la SÉCURITÉ. Ce paradigme est contre-intuitif par rapport à l'univers de la "sécurité aérienne". On peut même aller plus loin en creusant l'imaginaire de l'entreprise "à l'américaine" face négative : hyper capitaliste, qui ne pense qu'au fric.

AU NIVEAU DISCURSIF

D'un point de vue de la linguistique pragmatique, l'énoncé éA peut-être compris comme un ACTE DE LANGAGE, UNE DISSOCIATION ou prise de distance MORALE ET JURIDIQUE du type "la FAA se dissocie des actions de BOEING" ;

De manière plus étrange, le CEO de BOEING se dissocie également... de BOEING : nous sommes moins surpris par le fait que Calhoun ait dû quitter ses fonctions. Le CEO s'est en effet retrouvé face à ce qu'on appelle une injonction paradoxale, très inconfortable pour nous, êtres humains normalement constitués :

Que ce soit en entreprise, en politique ou dans notre vie privée, les injonctions paradoxales pullulent. C’est le fameux « en même temps » : être créatif et agile tout en restant dans le cadre, être de droite et en même temps de gauche, être mature tout en restant jeune. C’est notre rationalité et notre logique qui en prennent un coup. Dans un monde où l’on peut dire dans la même phrase tout et son contraire (oxymore), où l’on peut mettre au même niveau des éléments distincts (zeugme), et où l’on peut agir dans un autre sens que celui de ses paroles (dissonance cognitive), il nous semble opportun d’analyser le fonctionnement des mots pour soulever les maux. (Extrait livre Anti Bullshit, p9).

Calhoun, le CEO de BOEING s'est retrouvé face à ce paradoxe :

  • reconnaître les incidents mortels à répétition dans ce contexte de communication de crise (= ne pas être dans le déni)

  • tout en promouvant une image positive de la compagnie (= limiter la casse)

Le CEO n'aura cependant pas réussi à se dissocier de l'infortune de BOEING, mais en acquiesçant au propos de la FFA, Calhoun valide les valeurs d'"ogre financier", "inhumain", seulement mu par l'argent.

AU NIVEAU DES PRATIQUES SOCIALES

La séquence dans son ensemble (responsable FAA et CEO Boeing) nous donne à lire une mythologie selon laquelle toutes les compagnies aériennes sont sécures, sauf Boeing qui n'a pas été capable d'accepter une perte de profit, pour favoriser la sécurité des personnes.

La société BOEING est donc déchue de son piedéstal : elle passe du conquérant-défenseur aérien, crédible et légitime, à celui qui s'enlise dans des crises à répétitions. Toutefois, vous connaissez la capacité des américains - et leur mythologie héroïque - à rebondir. Même. si l'archétype d'Icare reste tenace... L'avenir nous le dira.

En tous les cas, ce qui me surprend c'est le fait que le CEO de Boeing n'ait pas choisi d'autres mots. Il aurait pu raconter une autre histoire, tout aussi vraie selon moi : "nous rachetons nos sous-traitants afin de pouvoir contrôler tout ce qui se passe, ce que l'on aurait du faire avant, nous aurions du voir et prévenir la défaillance des sous-traitants". Mais en validant la phrase du responsable FFA, Calhoun ne montre pas les "bonnes" décisions prises, il valide tout le "cadre" conceptuel (les valeurs cupides, l'ogre, etc.). Pour en savoir plus sur la notion de cadre (framing) et la manière dont elle influence et convainc, c'est ici avec la métaphore.

Elodie Mielczareck

ELODIE MIELCZARECK est sémiologue. Après un double cursus universitaire en lettres et linguistique, elle s'est spécialisée dans le langage et le « body language ». Également formée aux techniques de négociation du RAID et au neurocognitivisme, elle est conférencière sur le thème du non-verbal et de l'intelligence relationnelle, conseille des dirigeants d'entre-prise et accompagne certaines agences de communication et de relations publiques internationales. Très régulièrement sollicitée par les médias, elle décrypte les tendances sociétales de fond, ainsi que les dynamiques comportementales de nos représentants politiques et autres célébrités. Elle est l'auteure de Déjouez les manipulateurs (Nouveau Monde, 2016), de La Stratégie du caméléon (Cherche-Midi, 2019), de Human Decoder (Courrier du Livre, 2021), et de Anti Bullshit (Eyrolles, 2021).

https://www.elodie-mielczareck.com
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